Tribune dans Le Monde : « L’artificialisation des sols détruit les moyens d’agir sur le climat »

Les universitaires Alain Brauman et Marc-André Selosse, la sénatrice Nicole Bonnefoy et le député Richard Ramos appellent, dans une tribune au « Monde », à soutenir l’effort de l’objectif zéro artificialisation net prévu dans la loi Climat de 2021 après les reculades de Michel Barnier.
L’artificialisation, c’est-à-dire des aménagements qui couvrent le sol et annihilent ses fonctions, va galopant en France : cinq terrains de foot par heure (même la nuit) ; 10 % de la surface agricole couverte durant les cinquante dernières années ; une tendance 3,7 fois plus rapide que l’augmentation de la population, qui fait de nous le plus mauvais élève européen, d’après France Stratégie. L’habitat utilise 63 % des sols artificialisés, suivi par les zones d’activité (23 %) et les infrastructures (7 %).
Un espoir était venu du législateur, inspiré par la convention citoyenne pour le climat, au sein de la loi Climat et résilience de 2021. Elle portait un objectif zéro artificialisation nette (ZAN) visant à réduire celle-ci par deux – en tenant compte des sols réhabilités – en 2031 [par rapport à la décennie 2010], puis à la neutraliser en 2050. C’était peu ambitieux : le ZAN demandait à nos enfants ce que nous ne pouvons réaliser d’emblée.
Le ZAN a été assoupli par une loi en 2023 destinée à accompagner les élus, dont les difficultés sont réelles, car le développement économique passe souvent par l’artificialisation. Le 9 octobre, le Sénat proposait de réviser encore la méthode. Et Michel Barnier a annoncé une nette régression dans son discours de politique générale : « Pour construire, il faut du foncier. » Certes, il y a des impératifs économiques liés à notre dette nationale… Mais cette vision purement foncière des sols cache l’émergence d’une autre dette, abyssale aussi, qui va nous étouffer très vite.
Le défi d’une agriculture nouvelle
Les sols captent l’eau : ils la conservent et, dans les périodes sèches, la restituent aux végétaux qui nous nourrissent ou rafraîchissent nos villes, et aux rivières. Dans un pays où les précipitations estivales pourraient baisser jusqu’à 40 % d’ici à 2080, qui payera le manque à gagner des agriculteurs, la perte des îlots de fraîcheur et le renchérissement des aliments ? Affaiblir le ZAN est incompatible avec l’annonce par le gouvernement d’une grande conférence nationale sur l’eau ! De plus, les précipitations automnales augmentent avec le changement climatique et l’artificialisation diminue le stockage par les sols : cela accroît les inondations, on l’a vu à Nice et ailleurs. Qui payera les dégâts ?
Les sols captent du carbone : la matière organique morte qui y stationne pour des décennies ou des siècles, c’est autant de CO2 en moins dans l’air. L’artificialisation détruit des moyens d’agir sur le climat, alors qu’on ne sait, ni ne provisionne, ce qu’il faudra payer pour les dégâts climatiques…
Parmi ceux-ci, la baisse de productivité agricole posera problème. Certes, la France produit deux fois plus de calories alimentaires qu’elle n’en consomme : mais ce chiffre est déjà en baisse et nous sommes dépendants de l’étranger pour certaines ressources (dont 71 % de nos fruits). La souveraineté alimentaire vient des sols. Les plus beaux sont aux alentours des villes, historiquement installées près des ressources alimentaires : la croissance urbaine, autour de Paris par exemple, enfouit nos sols les plus nourrissants. Oublions les chiffrages en hectares : notre artificialisation détruit chaque année la surface qui nourrit la ville du Havre (Seine-Maritime) pendant un an. Qui payera nos achats alimentaires sur un marché international qui se renchérit ?
Les cancers et les maladies neurologiques liés aux pesticides défraient l’actualité, comme récemment à La Rochelle. Le défi d’une agriculture nouvelle, plus biologique et réduisant les pesticides, demande dans un premier temps de légères baisses de rendement. Même si, dans le futur, des méthodes nouvelles pourront remonter la production, il faut provisoirement accepter ces baisses. Il nous faut donc de l’espace pour développer une nouvelle agriculture, sinon ce sera un coût en santé publique demain. Et qui payera pour les malades ?
Enfin, les surfaces agricoles sont devenues sources d’énergie, soit en produisant la matière organique qui sert à la méthanisation, soit en abritant des panneaux photovoltaïques au-dessus de cultures. Si nous manquons de surface pour produire cette énergie, alors qui payera et à quel prix, les ressources énergétiques alternatives ?
Une densité intermédiaire
Bien sûr, le ZAN n’est pas exercice facile : des pistes cyclables au logement social, il nous faut de l’espace. Mais identifions bien les marges d’adaptation. Certains sols pollués, par exemple par des industries, méritent d’être décaissés et offrent des zones à construire. On peut également nuancer le poids de l’artificialisation de sols qui remplissent peu de fonctions écologiques vitales : dans le bilan entre surfaces réhabilitées et surfaces artificialisées, il faut calculer le ZAN non sur le seul équilibre des surfaces, mais aussi sur le maintien des fonctions écologiques remplies. Notre urbanisme doit privilégier une densité intermédiaire, avec des sols ouverts et de la végétation, rejetant un idéal pavillonnaire très artificialisant (et coûteux en énergie pour le chauffage et le transport). Enfin, revitalisons l’existant : le taux de logements vacants atteint 8,5 % du parc immobilier (+ 3,4 % par an depuis 2010) contre 3 % au Royaume-Uni ou 1,7 % en Suisse ; plus de 10 % des baux commerciaux de centre-ville sont inoccupés en France !
Une autre dette se profile donc : celle qu’entraînera la perte des sols dont la surface fait notre eau, notre climat, notre alimentation, notre énergie et notre santé. Ne perdons pas de vue l’essentiel pour notre vieillesse et nos enfants : les solutions aux difficultés d’aujourd’hui ne doivent en aucun cas hypothéquer l’avenir, ni en matière de sol, ni en matière de dette. Mettons-nous autour d’une table et améliorons ensemble la loi. Mais ne laissons pas des visions partielles accaparer l’avenir de tous : investissons dans les sols.